Juste avant la lumière

Par Rémy Mathieu

La théogonie d’Hésiode [1], mythe d’avant l’avènement des sciences, évoque le commencement des choses : d’abord l’abîme, puis le chaos comme béance, brèche, espace des possibles. Puis la nuit et les ténèbres, qui donneront naissance à la lumière.

Jean-Baptiste Martin situe son travail photographique juste avant la lumière, juste avant que les tout premiers rayons ne viennent permettre à la forme de surgir du néant, d’exister. À une époque où la notion du temps n’existait pas et ne pouvait même pas avoir de sens. Il nous emmène vers l’état primitif, avant même, peut-être, que tout ne commence, avant que l’entropie n’entraîne l’évolution inéluctable des choses. Il nous décrit une matière désespérément amorphe, d’une banalité affligeante, mais qui curieusement transcende les apparences, ce qui en fait toute sa singularité. Une matière dés-identifiée, et donc unique. « Les choses sont de drôles de choses » [2], ou comment la photographie nous mystifie.

Car c’est bien de photographie dont nous parle Jean-Baptiste Martin dans ces images. En jouant avec la matière, donc les formes et les non-formes, les masses, les ombres et parfois à peine de lumière. Il nous parle du réel et d’une réalité désintégrée dans un processus savamment orchestré. Il nous parle de cette lumière promise et de cette ombre omniprésente. Ombre comme matière photographique, comme condition par laquelle la matière est en perpétuelle transition. Il nous parle d’écriture qui se fait noir sur blanc, de ces grains d’argent noirs sur le papier blanc. L’écriture photographique est donc bien faite par les ombres et non par la lumière comme nous l’explique Jean-Claude Lemagny [3].

Il résulte donc quatre sous-séries qui nous plongent dans la cosmologie en cherchant à briser la dure carapace du temps, à percer la couche la plus profonde de la matière et de l’espace. Les Singularités, tout d’abord, point de départ – plus que d’un commencement – de l’évolution du monde. Les Oracles qui nous dispensent leurs prophéties encore quelque peu impénétrables, mais rassurantes par leurs formes naissantes. Les Entropies auxquelles on n’échappe pas pour enfin aboutir aux Lucioles, où la figure humaine émerge timidement.

La vraie question que nous pose Jean-Baptiste Martin avec ces images photographiques est peut-être double : Qui est l’être dans l’image ? Qui est cet être pris dans le tourbillon chaotique de l’existence ?

Rémy MATHIEU, 2022

[1] Poète grec qui aurait vécu à la fin du VIII èmes ou au début du VII èmes siècle

[2] Duane Michals, Vrais Rêves, histoires photographiques, ed. du Chêne (1977).

[3] Jean-Claude Lemagny, L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art, ed. Nathan (1992)

L’oeil du photographe

Par Jacqueline Ernst

Imaginons qu’il fût possible de se loger dans l’œil du photographe face à ce qu’il s’apprête à saisir. Gageons que dans celui de Jean-Baptiste Martin se donneraient à voir les tensions premières d’un monde à sa naissance et qui n’est pas encore le monde.
Ce n’est pas peu de chose qu’un œil à même d’empoigner la matière, tirer de l’ombre ces blocs d’ abîme tranquille, faire enfin monter l’aube en sa virginité augurale, qui n’est autre que le monde avant l’homme et avant le monde lui-même.
Les œuvres de Jean-Baptiste Martin – et c’est ici que réside leur grande maîtrise – ont affaire non avec des sujets, ni même des motifs, mais avec un travail essentiel qui concerne la création du monde, qui concerne aussi la raison même de la photographie : la rencontre des atomes, les combats clairs-obscurs au-dessus des gouffres, la mise au jour des assises géologiques.
En approchant, on voit peu à peu affleurer les roches sous l’eau, peser le ciel, une palpitation impalpable anime la terre. On commence à voir.
C’est le moment où l’œil du photographe prend congé pour nous livrer à la simple présence de ce qui est.